Les prétendants à l’émigration clandestine ont généralement entre 14 et 26 ans.
L ’aventure de la harga vers l’Europe, telle que décrite par les psychologues lors du colloque «Jeunes, entre malaise de vie et projet de vie», organisé par la Société pour l’aide, la recherche et le perfectionnement en psychologie (SARP), prend des airs de tragédie ancestrale. Il s’agit ainsi, selon l’explication des conférenciers, de prouver sa virilité et de se tailler l’étoffe d’un conquérant. Hallouma Chérif, professeur de psychologie à l’université d’Oran, explique ainsi que les garçons ne sont pas seulement dans le principe du «meurs et deviens» dans le sens de Thomas Mann ; ils sont également dans une violence contre soi, dans une «réaction d’impuissance» face à la difficulté et parfois dans l’incapacité de se projeter dans le futur.
«Un acte de virilité»
«Ne sont-ils pas justement en train de se positionner sur l’échelle de compétences la plus ancestrale, celle qui les évalue sur le danger et la prise de risques pour être homme, pour ne pas être dans la ressemblance avec les filles ?», affirme Mme Chérif. Pour les garçons, il s’agit de brûler la phase d’adolescence, plus longue en Algérie qu’ailleurs. Partir, c’est grandir, trouver la liberté, montrer sa singularité, sa virilité. «Ils fuient la mort lente et veulent revivre pour eux-mêmes. Le fait de partir est d’ailleurs un acte individuel», explique-t-elle. «Ils imaginent une réussite financière rapide et expriment une grande impatience.» C’est qu’à vingt ans, on a plutôt tendance à être impatient. La psychologue explique que le désir de partir existe aussi bien chez les filles que chez les garçons. Il y a, entre filles et garçons, une nette différence au niveau de la définition de soi. Elles sont généralement porteuses de la morale familiale. «Elles sont mères avant même d’enfanter», dit Mme Chérif.
Khaled Nourredine, membre de la SARP, qui a mené une enquête sur ce thème, explique ainsi que pour ces jeunes, le fait de risquer sa vie est la seule perspective de réalisation de soi. «Croire que la harga est un acte de désespoir est très réducteur d’un phénomène complexe, souligne le psychologue. Nous pensons que c’est l’une des rares possibilités qui restent à certains jeunes pour construire leur identité et tenter de se réaliser en tant qu’homme. En ce sens, ce n’est pas un mouvement destructeur malgré les risques de mort qui les guettent, mais une tentative extrême de réalisation de soi.» Le conférencier affirme même que la harga est une nouvelle forme de contestation et de révolte face au peu de perspectives d’intégration sociale. Les premiers résultats de son enquête ont montré que les prétendant à l’émigration clandestine ont généralement entre 14 et 26 ans.
Il y aurait ainsi 68,47% de mineurs et 31,5% de jeunes adultes. Ce phénomène reste presque exclusivement masculin ; 48% viennent du centre du pays, 41% de l’Ouest et 11% de l’Est.
La désillusion
Cette dramaturgie humaine trouve généralement son dénouement dans un centre pour jeunes. Sylvie Dutertre, psychologue clinicienne qui assure l’accompagnement psychologique des mineurs en situation irrégulière, raconte la désillusion de ceux qu’elle appelle «les mineurs étrangers isolés» : «Se confronter à la réalité de la France renvoie une image narcissiquement blessante.» Et d’ajouter : «On assiste à des situations d’errance, des traumatismes divers et des manifestations dépressives.» «Il y a le Imad de Marseille et celui de Annaba. Ce sont des personnalités complètement différentes», lui a confié un de ses patients. Ce n’est qu’une fois «posés», protégés et pris en charge par les services de l’aide sociale à l’enfance qu’ils s’autorisent, pourrait-on dire, à s’effondrer.
Les manifestations dépressives, expression de cet effondrement, auxquelles se lient souvent scarifications et consommation de produits psycho-actifs, nous amènent à questionner les trois phases que sont l’avant-migration, le voyage et l’exil. Le fait est, d’après Mme Dutertre, que le phénomène de l’émigration s’alimente du mythe qu’entretiennent les émigrés qui rentrent au pays pour les vacances, rapportant chocolats et petits cadeaux. Les jeunes adolescents voient dans la figure de l’émigré un héros ; ils veulent, eux aussi, partir pour devenir «quelqu’un».
Lorsque tout semble impossible au pays, il reste un ailleurs fantasmé. Contrairement à ceux qui viennent d’Afghanistan, de Guinée Conakry ou d’ailleurs, «les mineurs algériens ont un objectif bien précis, inspiré des fantasmes à l’origine de leur départ», observe-t-elle, soulignant que l’histoire qui lie l’Algérie et la France a donné la migration en héritage.
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